Une histoire de chutes

Généralités sur Spirou et Fantasio

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marcelinswitch
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Une histoire de chutes

Message par marcelinswitch »

Vu sur internet, trouvé par un membre du forum Franquin, un article interressant sur la mécanique des chutes qui tombent à l'eau une fois le remontage en album.

Pour une lecture plus plaisante, le lien:http://www.du9.org/article.php3?id_article=728
Remontages et démontages
Retrouver les chutes perdues des Spirou et Fantasio de Franquin
Dossier de David Turgeon en décembre 2006


La plupart des lecteurs des albums de Spirou et Fantasio, période Franquin, ignorent qu’ils lisent en fait des versions remontées, à la mise en page passablement différente de la parution originale. Si ce remontage ne porte généralement pas préjudice au déroulement de l’histoire en tant que tel, le processus fait que beaucoup de chutes de bas de page tombent à plat, tout simplement parce qu’elles ne se retrouvent plus... en bas de page ! Pourquoi est-ce ainsi ? Et qu’est-ce qu’on y perd ? C’est ce que nous allons voir.


Un brin d’histoire d’abord. Beaucoup de lecteurs savent que, depuis toujours, les aventures de Spirou et Fantasio paraissent d’abord dans le Journal de Spirou avant de connaître, éventuellement, une version en album. [1] À l’époque franquinienne (en gros, la décennie 1950), cette « prépublication » se faisait à un rythme d’exactement sept strips par semaine.
L’explication de ce nombre en apparence arbitraire est simple. La bande de Franquin, qui donnait son nom au journal, paraissait à chaque semaine en première page, pour se poursuivre sur une autre page à l’intérieur. La première page ne contenait que trois strips (bandes), l’espace pour un quatrième étant réservée au titre du journal. La seconde, quant à elle, recouvrait une pleine page de quatre strips. Conclusion, en tout, Franquin livrait sept bandes par semaine : trois pour la page couverture, quatre pour l’intérieur du journal.


En soi, cela ne pose pas problème, jusqu’à ce que vienne le moment de tout republier en album. C’est alors que le processus de « remontage » intervient : l’album publié comportera quatre bandes par page, ce qui nécessitera de décaler toutes les bandes en conséquence. Il n’est pas besoin d’insister sur ce que cette opération fait des chutes en bas de page : elle les éparpille un peu partout, ce qui leur enlève une bonne partie de leur utilité. De fait, une fois l’album remonté, seules deux chutes sur sept conserveront leur position de bas de page.
Voyons un exemple. La vingtième livraison hebdomadaire du Prisonnier du Bouddha commence avec nos héros approchant des bouddhas géants. Dans l’album, ceci correspond à la deuxième bande de la page 36. La première page originale se termine sur un gros plan de Fantasio se préparant à utiliser le G.A.G. [2] dans un but encore inconnu du lecteur, qui devait tourner la page pour connaître la suite. Cette case se retrouve maintenant au début de la page 37 et l’effet de suspense est complètement raté pour cette raison. La deuxième page de la livraison hebdomadaire se termine sur une chute encore plus dramatique : Spirou « escalade » la falaise à l’aide du G.A.G., mais voilà qu’il lâche prise... Cependant, le lecteur de l’album en est déjà à lire la case suivante, où il voit que finalement Spirou réussit à s’accrocher à la falaise. Nul besoin de tourner la page, encore moins d’attendre une semaine : tout ceci se passe en haut de la page 38, et personne n’a eu peur pour Spirou (l’exemple ci-contre permettra d’apprécier le résultat).


Le Prisonnier du Bouddha fournit des exemples impressionnants de ces chutes perdues : il est probable que Greg, scénariste de ce récit, ait pris un malin plaisir à orchestrer ces chutes censées rendre invivable l’attente entre deux livraisons. En album, il aurait été intelligent de laisser ces chutes là où elles se trouvaient, soit en bas de la page. L’impératif de remontage rend la chose impossible.
Sans posséder les exemplaires originaux du Journal de Spirou, on peut facilement repérer les traces du rythme de parution original des récits de Franquin en examinant simplement la numérotation des planches. Il faut ici savoir que Franquin numérotait les livraisons hebdomadaires, et non pas les planches elles-mêmes. On peut le voir, par exemple, sur les deux premières pages des Voleurs du Marsupilami. La première instance de numérotation (le chiffre 1), se trouve sur la troisième bande de la page 4. La seconde, sur la deuxième bande de la page 6. Et ainsi de suite. Dans tous les cas, ces chutes sont perdues pour lecteur de l’album, à moins qu’il ne compte mentalement les strips en s’aidant de la numérotation. [3]

Il arrive que cette numérotation « flanche », pour diverses raisons. Voyons par exemple la page 6 du Voyageur du Mésozoïque : la troisième bande représente le début de la troisième livraison. Or, dans la parution originale, les deux bandes subséquentes sont liées ; on ne peut pas les séparer. Franquin a donc dessiné une nouvelle bande pour « boucher le trou » de cette page 6. L’ajout est flagrant même pour un non-connaisseur : le trait est plus gras, le lettrage, plus grand, et même le cadrage ne semble pas tout à fait semblable au reste.
Connaître le rythme de parution et le positionnement des chutes permet d’expliquer d’autres anomalies. Par exemple, page 24 du Prisonnier du Bouddha, fin du premier strip, le petit Chinois commence à expliquer sa découverte : « Près de chez nous, il y a la Vallée des Sept Bouddhas géants qui sont taillés dans la montagne... J’y passais, l’autre jour, quand... ». Mais, début du deuxième strip, le voilà qui répète plus ou moins ce qu’il vient de dire, comme s’il pensait que son interlocuteur (ou son lecteur) n’avait pas compris : « Oui, monsieur l’officier, dans la Vallée des Sept Bouddhas... Je revenais de Pou-Ding-Mou et... ». [4] Cette répétition est difficile à expliquer si on ne sait pas qu’entre ces deux cases, on vient de passer d’une livraison à une autre, et que la deuxième case sert en fait de récapitulatif, ce qui est utile et compréhensible si on suit l’histoire semaine après semaine. En revanche, si le rythme original de publication nous est inconnu, on est obligé de conclure à une maladresse des auteurs.

Ce rythme étrange de sept strips cesse en plein milieu de QRN sur Bretzelburg, alors que Franquin, souffrant, doit ralentir et même cesser temporairement de dessiner Spirou. Malgré tout, il continue Gaston Lagaffe, et le fameux « héros sans emploi » se voit soudain promu sur la couverture du journal en remplacement de Spirou et Fantasio. Le résultat est qu’au retour de QRN dans les pages du journal, la grille de parution se met à coïncider avec le formatage normal d’album : quatre strips par page, systématiquement. Les chutes tombent enfin au bon endroit. Malheureusement, l’auteur ne dessinera plus que deux autres récits (Bravo les Brothers et Panade à Champignac), avant de passer la série au jeune Jean-Claude Fournier qui commence alors Le faiseur d’or. [5]
Terminons en notant qu’il est étonnant que personne n’ait encore songé à publier les aventures franquiniennes de Spirou et Fantasio dans leur mise en page originale. Aucune « intégrale » parmi celles que nous connaissons [6] ne restitue cet aspect de l’œuvre. Nous espérons que notre analyse a pu montrer qu’il s’agit d’une lacune. [7]




[1] Excepté, il est vrai, les trois récits dessinés par Franquin en collaboration avec Roba, qui parurent tous trois d’abord dans Le Parisien libéré. Il s’agit de Spirou et les hommes-bulles, Les petits formats et Tembo Tabou.

[2] Le G.A.G., ou « Générateur Atomique Gamma », est un appareil futuriste inventé par un collègue du Comte de Champignac.

[3] La numérotation en elle-même peut parfois sembler erratique. Les deux planches d’une livraison portent souvent toutes deux le (même) numéro de livraison, ce qui peut porter à confusion. Plus tard dans sa carrière, particulièrement dans les récits en collaboration avec Greg et Jidéhem, Franquin numérotera ses planches de façon plus précise. Ainsi, la première planche de la quatrième livraison s’appellera 4A. La seconde planche de cette même livraison sera divisée en deux demi-planches, qui seront numérotées 4B1 et 4B2. Cette numérotation n’est pas systématique (Franquin l’oublie parfois) mais elle permet de retrouver plus facilement les chutes perdues.

[4] Divers indices nous portent à croire que le texte de cette bulle a été changé entre la prépublication et la parution en album, peut-être justement pour le rendre moins redondant. Nous ne pouvons malheureusement pas vérifier nos soupçons, ne possédant pas les numéros du Journal de Spirou correspondants.

[5] Il y aurait matière à digression sur cet album, auquel Franquin a participé, dessinant pour la dernière fois (du moins dans cette série) le Marsupilami. Mais notons qu’il a entièrement dessiné au moins six cases complètes (en pages 47 et 48 de l’album). La raison de ce remplacement provisoire reste obscur, mais on peut supposer que des questions d’échéancier ont forcé le maître à terminer au moins une fois le travail de l’élève.

[6] Par exemple : les intégrales chronologiques de Rombaldi, Niffle et Dupuis, ou bien la version intégrale de QRN sur Bretzelburg publiée par Dupuis en 1987, ou bien encore l’édition grand format du Nid des Marsupilamis récemment parue chez Marsu Productions. Toutes offrent des versions « remontées » des récits originaux.

[7] On pourrait facilement imaginer une édition restituant, non seulement les bandes dans le format original, mais également le bandeau titre du Journal de Spirou, avec le danger que ceci encouragerait une lecture inutilement « puriste » de l’œuvre en question.
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