- … Euh ! Et que dirais-tu de « Natacha » ou « Violette » ?
- Disons plutôt Cyanure !
Après le fade « Aventure en Australie », Tome et Janry se devaient de remettre du pep's dans leur prochaine histoire de Spirou et Fantasio, et ils pensent avoir trouvé leur carte maîtresse avec le personnage de Cyanure. Mais une bonne carte ne fait pas tout, encore faut-il bien la jouer...
… Critiquer ce tome s'avère être un exercice difficile, car l'appréciation générale qu'on en a ne dépend pas tant de l'histoire et des rebondissements en eux-même, que de l'adhésion (toute personnelle) du lecteur à ce qu'on lui raconte. Et autant le dire tout de go, il est très facile de ne pas du tout accepter ce qu'on lit. En effet, ce tome à la fâcheuse tendance à titiller de bien trop près notre « propension à l'incrédulité ».
La « propension à l'incrédulité » ?? Mais qu'est-ce que c'est ? Sous ce terme bien ronflant se cache une réalité que tout scénariste ou créateur a en tête, qui est que son public n'est jamais entièrement acquis à sa cause : il faut créer une relation de confiance entre œuvre et public pour que le public rentre dans l'histoire et accepte de la suivre. Or, un élément d'une histoire mal amené, mal pensé ou tout simplement mal foutu peut foutre en l'air cette confiance. Pour faire simple, la propension à l'incrédulité est un curseur, qui à chaque nouvel élément d'une histoire va dire si oui ou non le lecteur/spectateur/public l'accepte. Si oui, il s'impliquera dans l'histoire, acceptera les événements et acceptera plus facilement de futurs éléments improbables. Si non, il se détachera de l'histoire, la regardera d'un point de vue extérieur, aura tendance à ne pas l'apprécier et se méfiera de l'introduction d'autres éléments improbables. Bien entendu, ce curseur est totalement personnel et donc dépend de l'individu (on a pas tous la même tolérance aux coïncidences par exemple), et de plus, il dépend de plein d'autres facteurs comme le moment dans l'histoire, notre implication dans l'histoire, le type d'élément « à potentiel de non crédibilité » etc...
Néanmoins, globalement, la règle d'or c'est de ne PAS enchaîner les éléments qui vont faire voir rouge notre propension à l'incrédulité en tout début de l'histoire, lorsque la confiance du lecteur n'est pas acquise. DONC, quand en moins de dix pages, Spirou et Fantasio récupèrent (un peu par hasard mais soit) un automate/appareil photo qui les emmène à CHAMPIGNAC chez son inventeur (qu'on a jamais vu avant merci beaucoup!) qui ne pouvait pas vivre ailleurs, mon poil se hérisse. De plus, quand à ce moment précis, nos héros sont dans le timing parfait pour libérer Cyanure (ça s'est littéralement joué à 3 minutes près), je fronce les sourcils (car je ne suis pas dans le bon état d'esprit, et la coïncidence m’apparaît bien trop téléphonée). Quand en plus, dans un intrigue de robots, et de façon tout à fait fortuite, il s'avère que comme par HASARD, une usine VIENT d'ouvrir près de la ville (alors qu'elle n'est aucunement liée à l'intrigue hein, faire de Caténaire un ancien employé de l'usine/un concurrent était une astuce trop évidente j'imagine), mon dos se braque. Quand encore, les auteurs décident de régulièrement porter des coups de bélier à ma capacité à la crédulité en confrontant non pas un mais DEUX personnages à des morts affreuses (un par électrocution, l'autre par crémation), et s'en sortent par le traditionnel « ça va, je vais bien ! », je n'y crois plus du tout...
Bref, vous l'aurez compris, ce tome ne fait aucun effort pour tendre la main à son lecteur et l'emmener dans son univers. Donc, il faut réellement prendre sur soi et avaler les couleuvres. Bien entendu, chez moi ça n'a pas bien marché, et ce tome m'a laissé (à sa première lecture), sur le bord de la route.
C'est d'autant plus dommage que si on accepte d'y croire, cette aventure se révèle dynamique, pleine de retournements de situations, haletante. Mais bon sang faut vraiment y donner du sien !
Après avoir bien râlé sur ce qui fait pour moi la grosse faiblesse de ce 35ème Spirou et Fantasio, tournons-nous vers ses aspects positifs.
Conscients de tous les éléments téléphonés de leur intrigue, Tome et Janry ont choisi la solution « montagnes russes » : l'intrigue va à cent à l'heure, et il faut reconnaître que les rebondissements sont très bons. Une fois qu'on est dans l'histoire, la course-poursuite dans la fête foraine, l'enlèvement de Fantasio, l'entrée par effraction dans l'usine mais surtout l'attaque du village sont des grands moments.
Grands moments soutenus par une narration efficace et sans temps morts, qui n'oublie pas d'être drôle même dans la cruauté (si Cyanure est machiavélique, il faut reconnaître qu'elle a le don pour créer des situations cocasses). Le tout est appuyé par un dessin comme toujours superbe. L'imagerie robot est aussi très réussi, l'usine et ses robots sont suffisamment pas crédibles pour qu'on y croit. Plus généralement, tous les éléments gentiment improbables (Télésphore, Zemayr-Cenaire et son usine aux robots déjantés, le deltaplane) sont des soupapes de sécurité qui permettent au lecteur de se remettre dans l'intrigue.
Mais bien entendu, le morceau de bravoure de cet épisode est la « méchante » de l'histoire (une première dans Spirou), Cyanure. Le décalage total entre son physique à la Marylin et ses actions est assez jouissif, et est vraiment la bonne trouvaille de ce tome. Certes, Cyanure est vraiment bêtement méchante, sans état d'âme, mais en faisant d'elle un robot Tome et Janry trouvent le plus sûr moyen de s'offrir ce type de méchant, qui quoi qu'on en dise change dans l'univers du groom. Qui plus est, ses aptitudes de robots, très inventives, et ses plans retors sont géniaux à suivre et permettent d'en faire une menace très crédible (comme quoi, l'élément le plus improbable de cette histoire est celui qui heurte le moins ma propension à l'incrédulité!^^). Cyanure, plus que d'être "sexy en diable" (et d'ailleurs on soulignera l'intelligence de Tome et Janry de ne pas avoir lourdement insisté sur sa plastique, mais bien d'avoir recentré le propos sur le contraste avec sa personnalité), et surtout extrêmement dangereuse (sans doute l'un des méchants les plus dangereux de l'univers Spirou et Fantasio). Nos héros n'en mènent pas large pendant tout le tome, ce qui créé une forte tension.
Notons tout de même que le mariage entre la violence de Cyanure et le côté « tout public » de Spirou ne prend pas tout à fait : comme je l'ai déjà signalé, les électrocution de Caténaire et explosion de Dupilon sont des moments d'une extrême brutalité, que ne viennent pas contrebalancer leurs miraculeuses (et absolument pas crédibles) survies.
Enfin, cette fin semi-ouverte me satisfait pleinement. La justification de la mort de Cyanure est très convaincante car l'idée de l'importance de la lumière pour son fonctionnement est donnée bien plus tôt dans le tome. De quoi apaiser ma propension à l'incrédulité... enfin, si le coup n'était pas porté par un mec qui vient de se faire électrocuter ! Grrr. Mais bon, passons, et retenons la possible survie de Cyanure dans Télesphore, fin ma foi classique pour ce type d'histoire mais efficace.
Cyanure avait tout pour devenir un « grand » ennemi de Spirou et Fantasio. Malheureusement, T&J n'ont vraiment pas soigné son entrée, et malgré tout le « charme » maléfique de cette vilaine, le tome a trop de défauts pour prétendre être un incontournable. Il demande du lecteur une foi inébranlable à tout ce qu'on voit, alors même que l'ensemble de coïncidences dépasse de loin la limite de l'acceptable. La fin ouverte laissait entrevoir un possible retour du personnage ; je doute néanmoins que Cyanure revienne un jour dans la BD (je doute aussi que ce soit souhaitable), mais qu'importe, elle aura eu une vie supplémentaire dans le dessin animé des années 90 de Spirou, où elle est sans conteste l'ennemi principal. Quant à la BD, je donne un 3/5.