Analyse de la famille Spirou

Ici l'on peut poster et discuter autour de sujets relatifs à la conception des aventures de Spirou et Fantasio

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Jalias
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Analyse de la famille Spirou

Message par Jalias »

[note: J'espère que je poste ceci au bon endroit, sinon désolé aux modérateurs pour le dérangement que ça va causer]

Bonjour à tous, j'espère que vous allez bien. Oui, je sais, ça fait trèèèèès longtemps, et certains ne savent probablement même pas qui je suis! En gros, je m'amuse souvent à décortiquer les albums et essayer de trouver des sujets d'analyse pour la bibliothèque. Après un temps d'absence ridculement long, et maintenant que j'ai de nouveau du temps, me revoilà. Après avoir travaillé sur la critique de l'album Il y a un Sorcier à Champignac (qui sera très différente de la version forum, teasing!), je m'attelais doucement mais sûrement au dossier associé. Mais au fur et à mesure de l'écriture, il m'a fallu me rendre à l'évidence, ce dossier est beaucoup plus dense, long et potentiellement casse-gueule que les autres. Un second regard n'est donc pas superflu.

Du coup, après discussion avec Prof. Pigling, je vous propose pour ce mois d'août une première version de ce dossier, en mode feuilleton. Une partie par semaine (en espérant que je tienne le rythme). Le but du jeu, avoir votre opinion, votre avis, vos désaccords, vos ajouts, avant de considérer (ou non) sa place dans la bibliothèque. Toutes les remarques, commentaires et discussions sont bienvenues!

On démarre tout de suite avec la première partie:

Analyse d’une structure familiale : une étude où on va parler de Spirou (quand-même), mais aussi de Tintin et d’Astérix…

Partie 1 : Le modèle hergéen

On a souvent tendance à comparer Spirou et Tintin, ce qui se comprend parfaitement. Après tout, ce sont tous les deux des héros de bédé jeunesse d’aventure, inventés avant la seconde guerre mondiale, ils font le même métier (même si c’est un peu flou pour Spirou), et disposent d’un environnement social similaire. Cette comparaison a même été complètement entretenue par les deux périodiques que sont le journal de Spirou et celui de Tintin, dans une fausse guerre de chapelles qui a donné de très grands moments dans les années 60.

[thumbnail]http://spiroureporter.net/wp-content/up ... u-1407.jpg[/thumbnail]

Tintin, en tant que plus ancien des deux (il apparaît pour la première fois le 10 janvier 1929 dans le Petit Vingtième, tandis que Spirou sort de sa toile près de 10 ans plus tard en 1938) est souvent érigé en tant que modèle pour le développement de l’univers de Spirou (et même plus généralement de la bédé franco-belge du vingtième siècle), ce qui se perçoit très clairement dans Il y a un Sorcier à Champignac.

Lors du début de la prépublication d’il y a un sorcier à Champignac en octobre 1950, Tintin affiche déjà 14 albums reliés au compteur (le Temple du Soleil est sorti en septembre 1949, bientôt rejoints par Tintin au pays de l’or noir en décembre 1950). Autant dire qu’en comparaison de l’univers en pleine gestation de Spirou (mais quel était le métier de Fantasio – à part faire des gaffes – dans les petites histoires courtes de l’ère Jijé ?), celui de Tintin est parfaitement défini et codifié. Franquin (ou Gillain, voir critique de l’album) va ainsi très clairement s’inspirer de ce modèle, pour non seulement développer l’univers de l’album, mais également celui de la série à plus long terme. Et pour ce faire, l’auteur va développer un environnement autour du groom similaire à celui qui entoure le plus belge des reporters.

L’idée de reprendre une structure similaire à l’œuvre d’Hergé a du sens, non seulement car il s’agit d’une « formule qui marche » pour développer un héros de BD d’aventures, mais également parce que Spirou a déjà bien suivi jusque-là une évolution relativement similaire au célèbre reporter à la houppette. En effet, dès la période Rob-Vel, Spirou n’a plus de groom que le titre, et vit des aventures complètement folles et fantasques (un peu loin du semi-réalisme de Tintin). Il a très rapidement rencontré son écureuil Spip, qui va tenir dans la saga un rôle similaire au fox-terrier Milou chez son collègue de fiction, puis son comparse Fantasio dans un rôle plus ou moins similaire à celui du capitaine Haddock dans Tintin (notamment en tant que caution humoristique). Ce qui manque à Spirou avant Il y a un Sorcier à Champignac, c’est un « chez-soi ». Et par ceci je n’entends pas spécialement une maison ou un appartement ; Spirou comme Tintin dispose déjà d’un appartement ; mais comme disent nos amis anglais « a place to call home ».

Or, Spirou comme Tintin sont des héros très urbains : l’un est encore plus ou moins groom (même s’il n’a pas ouvert une porte à un client depuis ses premières aventures chez Rob-Vel), le suivant est reporter/globe-trotter. Les deux auteurs décident donc de leur donner des attaches campagnardes, Moulinsart pour Tintin et donc Champignac pour Spirou. Cette attache se traduit par un château, basé dans les deux cas sur un modèle réel : respectivement Cheverny en France et Skeuvre en Belgique.

[thumbnail]https://upload.wikimedia.org/wikipedia/ ... ontale.jpg[/thumbnail] [thumbnail]https://upload.wikimedia.org/wikipedia/ ... JPG001.jpg[/thumbnail]

Si chez Tintin, c’est le capitaine Haddock qui devient le châtelain du manoir très sobre et élégant (bref, tout le contraire du capitaine !) ; chez Spirou le Comte de Champignac devient le maître fantasque d’un château plus ou moins à l’abandon. L’utilisation du Comte de Champignac permet en outre de remplir une fonction qui ne peut pas être remplie (ou très mal) par Fantasio, celle de figure paternelle ; figure savante et respectable mais dont le grand-âge impose des restrictions physiques contrairement au héros (même si dans le cas de Champignac, grâce au X1, ces restrictions sont toutes relatives !). Ce rôle chez Tintin, s’il est en partie dévolu au capitaine Haddock (dû à une spécificité de Tintin, voir partie 2), se retrouve surtout chez le professeur Tryphon Tournesol, dont la surdité reste le plus grand moteur de gags. Champignac et Tournesol sont tous les deux scientifiques, et ont installé/installeront tous les deux leur laboratoire dans le château ou ses dépendances.

Plus que le château, c’est l’ensemble du village associé qui va servir de repère au héros, avec un ensemble de figures récurrentes. Pour Tintin, le guindé Nestor, le casse-pieds Séraphin Lampion, et bien entendu la fameuse boucherie Sanzot. Pour Spirou, l’égocentrique Maire, le peureux Duplumier et l’ivrogne Dupilon. On notera que si Tintin passe beaucoup de temps à Moulinsart, le village du même nom n’est développé réellement que vers la fin de la série (notamment l’affaire Tournesol et les bijoux de la Castafiore, soient des albums sortis bien après Il y a un Sorcier à Champignac). Au contraire, Champignac-en-Cambrousse (au nom plein de promesses), est le cadre éclatant de cette première aventure longue, mais également de nombre d’aventures ultérieures (le Voyageur du Mésozoïque, Panade à Champignac, Du Cidre pour les Etoiles, Mais qui arrêtera Cyanure, Alerte aux Zorkons, pour ne citer qu’eux). L’association figure paternelle – village de campagne permet de donner au héros une famille à retrouver, un lieu où se reposer, comme lorsqu’on retourne dans la ville de notre enfance. L’utilisation d’un village plutôt que d’une ville permet au lecteur et au personnage d’y avoir plus facilement des repères spatiaux et des figures récurrentes, et donc de donner l’impression d’un lieu chargé de souvenirs. En outre, l’utilisation d’un village permet de donner une dimension intemporelle à cette région chargée de souvenirs, ce qui sied plutôt bien à ces bédés qui ont un rapport particulier au temps (voir dans une partie à venir).

Ainsi, cette « hergéisation » de l’univers passe par la complétion d’une « cellule familiale » autour du héros : on a donc le héros (Spirou, Tintin), son compagnon (Fantasio, Haddock), leur animal de compagnie, symbole de l’enfant (Spip et le Marsupilami, Milou), le (grand-)père (Champignac, Tournesol). Cette famille, sans femme, a pour but de créer une cellule familiale d’où la sexualité est expurgée, et permet de rendre l’univers plus attachant pour le lecteur cible (qui était dans les années 40 à 60 rappelons-le un petit garçon. Le journal de Tintin étant d’ailleurs connu comme l’hebdomadaire des petits garçons sages). Spirou ne sera pas le seul à reprendre cette cellule, l’autre grand héros de la bédé franco-belge, Astérix, suit exactement le même schéma. On notera que l’efficacité du modèle hergéen est tellement acceptée dans l’univers de la bédé franco-belge, que Spirou comme Astérix seront bien plus « rapide » que Tintin dans la construction de leur petite famille. Il faudra à Tintin douze albums pour que le quatuor Tintin-Milou-Haddock-Tournesol soit formé (et Moulinsart découvert), là où Franquin peaufine la famille de Spirou dès cette première histoire longue (bon, on pourrait arguer qu’il manque encore le Marsupilami, qui arrivera dès l’album suivant). Quant à Astérix, le premier album donne déjà le trio de base (Astérix, Obélix, Panoramix dans des rôles qui n’évolueront que peu) ; même s’il faudra attendre le cinquième album (le Tour de Gaule) pour qu’Idéfix pointe le bout de son museau.

[thumbnail]https://upload.wikimedia.org/wikipedia/ ... emble1.jpg[/thumbnail] [thumbnail]https://i.pinimg.com/originals/34/61/90 ... 86d11a.jpg[/thumbnail] [thumbnail]https://pbs.twimg.com/profile_images/58 ... 00x400.png[/thumbnail]



On pourrait ajouter à ce cocon familial la figure de l’ennemi (Rastapopoulos, Zantafio et Zorglub, Jules César), mais là on tient plus un trope de narration propre à toutes les séries d’aventures qu’à un modèle hergéen. Du reste, s’il est évident que Franquin comme Goscinny se sont inspirés du modèle Tintin (Franquin ne s’en est du reste jamais caché), on peut faire remonter cette idée de cellule familiale autour du héros bien plus loin dans le temps. Sherlock Holmes par exemple présente un schéma « familial » plutôt similaire.

(A suivre...)

[J'espère que ce dossier vous plaira!]
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Re: Analyse de la famille Spirou

Message par DESPERA »

Bon retour parmis nous Jalias !
Tes dossiers sont toujours très interessants !
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Re: Analyse de la famille Spirou

Message par Trichoco »

Merci pour cette analyse. C'est une très bonne idée de faire ça en feuilleton estival. Je suis assez d'accord avec ton analyse, d'ailleurs j'aurais pu la faire mienne (en moins développée, probablement). Une petite précision : ces trois monuments de la BD, avec leur structure familiale identique, sont chacun la figure de proue de leur journal et/ou éditeur. Je me demande d'ailleurs si Pif, la figure de proue de Vaillant, n'a pas également une structure similaire : même si Pif et Hercule sont parfois ennemis, il y a un Pif plutôt poisitif, Hercule en side-kick marrant, et un professeur dont j'ai oublié le nom en figure tutélaire.
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Re: Analyse de la famille Spirou

Message par Jalias »

DESPERA a écrit :Bon retour parmis nous Jalias !
Tes dossiers sont toujours très interessants !
Merci Despera, ça fait plaisir! En espérant que tu sois du même avis une fois le dossier complet publié^^
Trichoco a écrit :Merci pour cette analyse. C'est une très bonne idée de faire ça en feuilleton estival. Je suis assez d'accord avec ton analyse, d'ailleurs j'aurais pu la faire mienne (en moins développée, probablement). Une petite précision : ces trois monuments de la BD, avec leur structure familiale identique, sont chacun la figure de proue de leur journal et/ou éditeur. Je me demande d'ailleurs si Pif, la figure de proue de Vaillant, n'a pas également une structure similaire : même si Pif et Hercule sont parfois ennemis, il y a un Pif plutôt poisitif, Hercule en side-kick marrant, et un professeur dont j'ai oublié le nom en figure tutélaire.
De rien. Je sais comme d'habitude je suis pris de logorhée verbale^^

Oui effectivement c'est vrai qu'ils sont tous les trois porte-étendard de leur journal, et ça a très probablement influé sur l'image qu'ils devaient renvoyer et la construction de leur univers. A un détail près, c'est que le journal de Tintin a démarré bien après les début de Tintin (1946, et le premier album en prépublication est Le temple du Soleil). Après on peut remarquer que Tintin était à ses débuts publié dans le Petit 20ème, mais je ne sais pas quelle importance le personnage avait à cette époque

Je dois avouer que je connais pas ou peu Pif et Hercule, donc j'aurais bien du mal à froid à rebondir dessus, mais si d'autres connaissent mieux et peuvent ajouter à ta remarque, tant mieux!
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Message par Trichoco »

Jalias a écrit :
Oui effectivement c'est vrai qu'ils sont tous les trois porte-étendard de leur journal, et ça a très probablement influé sur l'image qu'ils devaient renvoyer et la construction de leur univers. A un détail près, c'est que le journal de Tintin a démarré bien après les début de Tintin (1946, et le premier album en prépublication est Le temple du Soleil). Après on peut remarquer que Tintin était à ses débuts publié dans le Petit 20ème, mais je ne sais pas quelle importance le personnage avait à cette époque

Je dois avouer que je connais pas ou peu Pif et Hercule, donc j'aurais bien du mal à froid à rebondir dessus, mais si d'autres connaissent mieux et peuvent ajouter à ta remarque, tant mieux!
Je ne connais pas trop Pif non plus, j'en ai lu très peu... Mais il y a un peu de ça. Pour Tintin, il me semble que le Petit vingtième a été créé en même temps que Tintin, ils ont été crées l'un pour l'autre.
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Re: Analyse de la famille Spirou

Message par richard »

Ecrire qu'Astérix était la figure de proue du journal Pilote suppose de faire l'impasse sur les premières années, de 1959 à 1964, puisque l'étendard du journal est beaucoup plus incarné au début par les bd de Charlier (Tanguy, Barbe rouge ou Jacques Legal)
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Re: Analyse de la famille Spirou

Message par Pigling-Bland »

Au départ le magazine Pilote en effet ne se prononce pas, comme la collection d'album Pilote, qui mise un peu sur tout mais ne dégage pas de vedette. Il n'empêche qu'Astérix et Obélix deviendront très rapidement les figure de proue de ce magazine.
Alors bien sûr on peut toujours pinailler, mais il est une sorte d'évidence qu'Astérix et Obélix sont et resteront, même avec un certain décalage, les fers de lance du journal Pilote.
On remarquera du reste, en regardant les albums, que les premiers font la part belle à Astérix. Jacques Le Gall n'aura d'ailleurs aucun album Dargaud. Il faudra attendre des années pour que Dupuis en rachète les droits et qu'arrivent enfin des albums de cette série.
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Désolé madame, je ne peins plus que les natures mortes ! Qu'on vous assassine, et c'est chose faite !
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Re: Analyse de la famille Spirou

Message par Jalias »

Oui, en vous lisant on sent quand même que la situation à Pilote est tout de même plus nuancée et beaucoup moins clair que pour Spirou où là le héros a vraiment été pensé pour le Journal (son nom, ses attributs etc).
C'est un peu comme Tintin et le petit 20ème, qu'est-ce qui vient du besoin d'en faire une "image de marque" du journal, et qu'est-ce qui vient juste de l'envie d'Hergé d'en faire un héros positif?

Pour Pilote, c'est un peu le serpent qui se mord la queue: est-ce que Goscinny et Uderzo ont pensé leur héros pour un rôle de porte-étendard, ou est-ce l'équipe de Pilote qui voyant le potentiel du héros l'a mis en avant?
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Re: Analyse de la famille Spirou

Message par Jalias »

Et on continue ce dossier estival avec une analyse plus détaillée des différences entre les trois "familles", Spirou, Tintin et Astérix.

Partie 2 : toutes les familles ne se ressemblent pas

Si le schéma familial de ces trois héros majeurs de la bédé franco-belge présente de grandes similarités, il présente également (fort heureusement) de grandes différences dues aux spécificités de chaque œuvre.

En effet, la particularité première de chaque « famille » est dans le rapport entre chaque membre avec son (ou ses) héros.

Tintin présente une organisation familiale générationnelle. « L’arbre généalogique » va du grand-père (Tournesol), au père (Haddock), puis au fils (Tintin) et se termine par « l’enfant » (Milou). Cette structure très hiérarchisée est propre à l’univers de Tintin.

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Par exemple, le capitaine Haddock est clairement plus âgé que Tintin, là où le héros et son compagnon sont sensiblement du même âge chez Spirou et Astérix. Ceci va donc influer sur les interactions entre les deux figures que sont le héros et son comparse, vers une relation mentor-élève renversée, Tintin devenant le modèle à suivre pour le capitaine Haddock. Et globalement les interactions entre Tintin et son entourage vont systématiquement se faire à l’avantage du héros.
En effet, cette organisation « générationnelle » de la « famille Tintin » répond au besoin de rendre centrale et spéciale la figure du héros boy-scout qu’est Tintin. Car Tintin reste un héros volontairement lisse, plus un archétype de valeurs positives à transmettre au lecteur qu’un réel personnage tridimensionnel. C’est pour ça (qu’en dehors de ses gouts pour les pantalons de golf et la houppette) il est difficile de lui trouver des défauts. Tintin n’a simplement pas de traits de caractère trop affirmé, pour permettre une plus facile identification et un rôle de modèle.

A l’inverse, Haddock comme Tournesol sont présentés comme des personnages au caractère plus prononcé, plus marquant et plus imparfait. En tant que figures secondaires, ils ont droit à une personnalité plus affirmée, plus drôle, mais également à de réels défauts qui les rendent dépendant de Tintin. Ainsi, si le capitaine Haddock représente la figure de l’homme viril, barbu, marin, et donc peut servir de soutien physique à Tintin ; son alcoolisme et son mauvais caractère l’empêchent d’avoir le discernement nécessaire dans les situations les plus complexes, et il peut se révéler un problème plus qu’une solution (Et oui, au vingtième siècle, l’alcoolisme était considéré comme viril, et comme très drôle). Dans le même genre, si Tournesol représente la « tête », sa surdité et son étourderie en font un vrai danger ambulant, à canaliser, surveiller voire sauver.

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Ainsi donc, comme énoncé plus haut, si Haddock aime à se donner le rôle de mentor (comme lorsqu’il se donne le rôle d’un aristocrate propre sur lui une fois propriétaire de Moulinsart), c’est au final Tintin qui doit le plus souvent s’occuper de lui, dans une reproduction de relation père-fils dysfonctionnelle. La relation filiale de Tintin à Haddock est renforcée donc par les interactions très nombreuses entre les deux personnages au fil des albums, certaines attitudes entre eux deux (Tintin qui écoute religieusement le récit du capitaine dans le Secret de la Licorne), certains dialogues (Haddock appelant Tintin « mon garçon »), avec des visites régulières de Tintin à Moulinsart avant de s’y installer vers la fin de la série.

Les interactions entre Haddock et Tournesol sont aussi très nombreuses : le plus souvent associées à l’agacement du premier envers le second, comme un homme adulte peut-être agacé par un père imparfait ; mais parfois plus touchantes comme dans Objectif Lune où Haddock essaye de faire revenir la mémoire de Tournesol. Par contre les interactions entre Tintin et Tournesol même sont plus limités , et on sent bien le saut générationnel, Tintin considérant Tournesol plus comme un papy fantasque.

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Quant à Milou, c’est peut-être le compagnon le plus utile de Tintin, capable de l’aider dans certaines situations (notamment avec le classique rognage de lien, activité favorite de l’animal de compagnie du héros de bédé !). Mais ce n’est qu’un petit chien et il ne peut donc pas résoudre toutes les situations à la place de son maître (lorsque celui-ci ne doit pas le gronder, comme un parent son enfant, à cause d’une « bêtise »). Ainsi, les relations entre Tintin et sa famille sont très inégalitaires, encore une fois pour appuyer l’aspect de figure idéale que représente Tintin.

A l’opposé de Tintin, Astérix et Spirou n’ont pas vocation à représenter un modèle sans aspérités au lecteur, les deux séries s’appuyant sur la caricature et la fantaisie respectivement pour établir leur propos.

Ainsi, Astérix est d’abord défini par contraste : contraste entre son apparence malingre et sa force, entre son aspect colérique mais rusé. Mais également contraste avec son comparse, l’un petit et maigre, l’autre grand et un peu enveloppé. C’est une version idéalisé du bon vivant franchouillard certes (c’est même l’ensemble du village gaulois qui participe à cette imagerie), mais cette version idéalisée du français n’a pas à être idéale. Comme on l’a dit, Astérix n’est ni très beau, ni très facile à vivre. Néanmoins, il garde de Tintin des relations assez inégalitaires avec son entourage.

[thumbnail]https://vignette.wikia.nocookie.net/bdp ... -prefix=fr[/thumbnail]

Si Astérix est la tête, Obélix est les jambes. Et si sa naïveté est touchante, amenant parfois le personnage plus dans un rôle de grand enfant que de compagnon au héros, il reste un faire-valoir, qui n’a eu droit aux devants de la scène que dans deux albums (Obélix et compagnie, et dans une certaine mesure la Galère d’Obélix). Ce déséquilibre du duo, qui se ressent bien dans le titre de la série (ce sont les aventures d’Astérix le Gaulois, et non d’Astérix et Obélix les Gaulois), sert également de moteur à l’action dans de nombreux albums (au hasard la Zizanie), en mettant les deux personnages en opposition.

Ce ressort narratif, fait de querelles et réconciliations, appuie bien une relation « de couple ». L’idée est également appuyée par les gros câlins que se font régulièrement les personnages après une dispute, ou encore par le fait que si les deux héros ont chacun leur maison, ils dînent ensemble quasiment constamment et dorment dans la même chambre très régulièrement. On pourra noter qu’avec l’arrivée de Jean-Yves Ferri et Didier Conrad, on a pu voir un Obélix un peu plus moteur dans la transitalique, et moins dans un rôle de faire-valoir.

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A l’inverse d’Obélix, Panoramix (et dans une certaine mesure César) est le seul personnage qui rivalise en intelligence avec Astérix, mais son statut de vieillard l’empêche d’être le héros des aventures (quand bien même, la potion magique pourrait lui permettre de tout faire tout seul, mais bon). En tant que figure paternelle, il est celui vers qui Astérix se tourne lors de problèmes, qui doit composer avec une ribambelle d’enfants braillards (l’ensemble du village), composer également avec un Obélix enfantin et têtu (« Non, tu es tombé dedans quand tu étais petit ! ») et avec les peines de cœur des uns et des autres. Il tient Astérix en haute estime et le laisse « dans la lumière » si je puis dire, et considère Obélix comme un grand enfant une fois encore. Il est d’ailleurs intéressant de voir que si Obélix et Astérix ont le même âge, ils ne sont pas considérés comme ayant la même maturité (intellectuelle, affective). Réminiscence de la famille générationnelle de Tintin ?

Quant à Idéfix, la variation vient dans le fait que c’est le chien d’Obélix plus que d’Astérix. Néanmoins, en tant « qu’enfant du couple Astérix et Obélix », il peut également devenir une source de tension pour les deux personnages, qui ne sont pas d’accord sur son éducation (« il est trop petit pour un si grand voyage ! »).

Spirou de son côté a pour surnom depuis ses débuts l’espiègle au grand cœur. Dans le mot espiègle, il y a l’idée de filouterie, de farceur ; donc l’image de quelqu’un de joyeux, un peu roublard, mais toujours guidé par sa propre notion du bien et du mal. Bref, quelqu’un de bien mais pas de parfait, ce qui explique pourquoi on peut voir des aspects moins lisses au personnage assez régulièrement (ne serait-ce que dans Il y a un Sorcier à Champignac, voir la critique). Spirou est donc un personnage plus humain, moins boy-scout que Tintin et moins caricatural qu’Astérix. Une figure archétypale de héros certes, mais pas de héros parfait.

Il n’est donc pas surprenant qu’il ait droit à la cellule familiale aux interactions les plus équilibrées. Déjà, rappelons les bases, ce n’est pas pour rien que la série s’appelle « les aventures de Spirou et Fantasio ». Contrairement à Tintin et Astérix, on n’a pas affaire à un héros et son comparse ici, mais bien à un duo de héros, défini par leur complémentarité (et non leur opposition comme chez Astérix). Ainsi, pas d’opposition physique flagrante comme chez Astérix (si ce n’est le choix de couleurs de leurs tenues), ni de différence d’âge comme chez Tintin, Spirou et Fantasio sont des amis de longues dates, globalement du même âge. Les deux sont plutôt intelligents, en bonne condition physique. Fantasio est plus fantasque, Spirou est plus réfléchi. Fantasio est gaffeur, Spirou est casse-cou etc etc. Puisque le métier de Spirou est peu clair, c’est Fantasio qui sera défini comme journaliste, ce qui lui permet d’être moteur dans bon nombre d’histoires. Une relation plus saine entre eux se forme, faite d’affection aussi bien dite (« Mon plus que frère ! ») que montrée en fonction des albums (les retrouvailles à la fin de la mauvaise tête, la poignée de main symbolique de la Vallée des Bannis), et moins basée sur les engueulades comme chez Astérix (même si ça arrive également !). Si Fantasio est gaffeur, Spirou ne passe pas non plus tout son temps à réparer ses gaffes. C’est donc tout naturellement que les deux finiront chez Franquin par partager une maison, ce qui est encore le cas actuellement.

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Cette équité se ressent dans le traitement des « enfants » que sont Spip et le Marsupilami. Si de base Spip est censé être l’écureuil de Spirou, l’enfant sage du groupe peut parfois préférer Fantasio à Spirou. Quant au Marsupilami, ado fauteur de trouble, s’il fait plus tourner en bourrique Fantasio, Spirou a aussi parfois bien du mal à le canaliser. L’exemple illustrant le mieux cette vie familiale saine est donné dans le Faiseur d’Or lors de la scène du petit déjeuner dans la cuisine. On y voit une famille parfaitement fonctionnelle, où tout le monde se retrouve à table. Spirou y gronde gentiment le Marsupilami qui se sert tout seul en tartine, tandis que Spip préfère ne pas s’en mêler, avant que Fantasio ne rejoigne la table avec son journal et sa pipe.

Et du reste, cet équilibre dans les relations se ressent également lorsqu’on confronte Spirou et Fantasio à leurs « pères », Champignac mais aussi Kata plus tard. On sent un profond respect aussi bien pour le Comte mycologue que pour le Magicien japonais. Du reste, Champignac comme Kata semblent faire peu de préférence entre Spirou et Fantasio qu’ils appellent « mes amis », tandis que Spirou et Fantasio sont émerveillés par les exploits du Comte ou de Kata (qui n’ont pas forcément besoin de Spirou et Fantasio pour se sortir des problèmes, comme on peut le voir dans Z comme Zorglub ou L’abbaye truquée). On ressent encore une fois une famille aimante et parfaitement fonctionnelle, comme on peut le voir dans le début de Tora-Torapa, lors du faux-départ de Kata (décidément, Fournier était très bon dans ces tranches de vie des personnages !), ou encore dans le Repaire de la Murène lors des vacances de nos héros à Champignac au début de l’histoire.

[thumbnail]http://focus.levif.be/medias/277/142027.jpg[/thumbnail]

On voit donc que nos trois héros présentent un environnement familial allégorique et asexué. Cette famille permet de développer la personnalité du héros ainsi que les spécificités de l’univers de l’œuvre, ce qui donne donc une famille générationnelle pour Tintin afin d’appuyer son image de héros parfait ; une famille dysfonctionnelle pour Astérix qui sert de miroir au modèle du franchouillard caricaturé dans l’œuvre, et une famille élargie, centrée sur le « couple » pour Spirou et Fantasio pour respecter la complémentarité des héros et leur caractère aimable. Ceci donne une grande cohérence narrative à leurs univers respectifs. En outre, une structure familiale, même métaphorique, permet une identification plus facile des personnages pour le (jeune) garçon censé être le lecteur-cible, avec le mélange des deux modèles facilement appréhendable à son âge : celui du meilleur ami et celui de la famille. On évacue au passage les situations et sentiments considérés comme potentiellement trop complexes, en même temps qu’on relègue à la figuration l’image de la femme.

(à suivre)
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Re: Analyse de la famille Spirou

Message par Jalias »

Un petit message pour signaler, comme vous avez pu le remarquer, que je suis à la bourre cette semaine concernant la suite du dossier sur la famille dans Spirou.
C'est pas ma faute, on m'a coller des présentations à préparer pour le boulot^^

Plus sérieusement, je pense que ça arrivera en début de semaine prochaine.

En attendant, si vous avez des retours sur la deuxième partie, des désaccords ou au contraire des exemples à ajouter sur les relations entre personnages (notamment pour Tintin, je ne les connais pas par coeur!), je suis preneur!
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Jalias
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Re: Analyse de la famille Spirou

Message par Jalias »

Bon, deux très très longues semaines plus tard (ça fait plus que deux semaines, je sais!), et après une petite pause pour finaliser le dossier de la vallée des bannis, me revoilà pour continuer ce dossier sur la famille dans Spirou, Tintin et Astérix.

Troisième partie bien plus compliquée à écrire que prévue, bien plus longue aussi et qui je pense va être plus sujette à critique, vu qu'on y parle sexualité, représentation et LGBT. Tout un programme!

Partie 3 : les héros de BD ont-ils une sexualité ? Ou la tentation de la relecture homosexuelle

Bien sûr que Tintin est gay! Demandez à Milou! C’est sous ce titre sans nuance et un brin provocateur que Matthew Parris « défend » la thèse d’un Tintin gay avec beaucoup de second degré (voire de 32ème degré) dans un article du Times en 2009 (en anglais). Le second degré, c’est ce qui a par contre manqué à la presse française (coucou le Figaro), qui a cherché à évacuer la gênante question à coup de psychiatres par exemple.

Mais si Tintin, de par sa popularité et la personnalité d’Hergé, fait souvent l’objet d’une supposée homosexualité, ses camarades Spirou et Astérix ont également été taxés de gays dans le placard, comme on peut le voir par exemple ici ou encore .

Si la question peut sembler triviale, anachronique voire tirée par les cheveux en fonction de votre sensibilité, moi ça m’intéresse. Pas que Tintin soit gay, déjà car je pense que non comme je le développerai plus loin, mais de savoir pourquoi cette thèse existe. Pourquoi Tintin, Spirou et Astérix peuvent être perçus, à tort ou à raison, comme des figures homosexuelles. Et quelle est l’influence sur l’image de ces bédés ?

Et pour répondre à cette question, on va commencer par une petite digression.

Sherlock Holmes, un héros à l’homosexualité de plus en plus affirmée.

Créé en 1887 sous la plume de Sir Arthur Conan Doyle (le Sir est très important, les titres font tout pour les anglais !), le détective Sherlock Holmes résout des crimes avec l’aide de son inséparable acolyte le docteur John Watson. Comme pour nos héros de BDs, la sexualité de Sherlock n’est que peu explorée et est sujette à toutes les interprétations. Si on lui prête une relation plus ou moins claire avec Irène Adler, l’idée d’un couple Holmes-Watson sexué va se développer avec la levée du tabou homosexuel dans la sphère publique. Les théories d’un amour entre les deux héros s’appuient régulièrement sur une homosexualité supposée de leur auteur (je n’ai pas fait de biographie de Doyle, je me garderais donc bien de trancher sur cette question !), ainsi que des indices cachés dans l’œuvre (sous l’argument que l’homosexualité des personnages ne pouvait pas être revendiquée ou assumée à l’époque). Ce qui est intéressant, c’est que cette idée de couple entre Holmes et Watson est devenue tellement prégnante dans l’imaginaire populaire que toutes les réinterprétations modernes du détective (les films Sherlock Holmes de Guy Richie ; la série britannique Sherlock et la série américaine Elementary) ont dû se positionner par rapport à l’(homo)sexualité de leur héros. Et c’est d’autant plus intéressant que les trois relectures ont choisi des réponses très différentes.

[thumbnail]https://images-na.ssl-images-amazon.com ... L1500_.jpg[/thumbnail] [thumbnail]http://static.metacritic.com/images/pro ... 9f28e9.jpg[/thumbnail] [thumbnail]https://images-na.ssl-images-amazon.com ... L1500_.jpg[/thumbnail]

En gardant ses intrigues à l’époque victorienne, les films Sherlock Holmes et Sherlock Holmes : Jeux d’ombres se permettent de garder l’homosexualité comme un sous-texte caché. Les films sont empreints d’un homo-érotisme palpable, multiplient les situations ambiguës (Sherlock et Watson l’un sur l’autre à moitiés nus dans un train, les deux dansants une valse devant tout le monde, etc etc) avec un héros référent pour la communauté gay (Sherlock jette littéralement la femme de Watson d’un train en marche pour s’en débarrasser !) mais sans jamais assumer son propos. La série Sherlock se place elle dans le Londres du 21ème siècle, et si elle confirme pleinement l’hétérosexualité de ses personnages principaux (qui se présentent l’un à l’autre comme hétéros dans une discussion dans un café dans l’épisode 1), elle va jouer sur l’image de couple que Holmes et Watson renvoient. Ainsi, tous les autres personnages de la série vont penser que les deux sont ensemble, au grand dam de Watson (même s’il finira par s’y habituer et relativiser l’importance de tout ça). Elementary a esquivé le problème de façon assez élégante (et très signifiante je trouve), en faisant de Watson une femme (américaine d’origine asiatique de surcroit, histoire de bien fâcher les gardiens du temple). Qui plus est, en « hétéro-normant » le couple, les auteurs ont totalement évacué la tension sexuelle entre les deux personnages, redevenus de simples amis sans que personne n’y trouve quelque chose à redire. Intéressant qu’au 21ème siècle il soit plus facile de concevoir une amitié homme-femme sans ambiguïté plutôt qu’une amitié entre hommes. Réflexion pour un autre jour.

Alors, qu’est-ce que le cas Sherlock nous apprend? Tout d’abord qu’il n’est pas si simple d’évacuer la question de la sexualité des personnages. Après tout, de la même manière que pour Tintin ou Astérix, on ne lit pas Sherlock Holmes pour ses histoires d’amours mais ses enquêtes policières. Néanmoins, les lecteurs s’appropriant leurs personnages, ils vont chercher au fur et à mesure du temps des réponses à ces sous-textes et ces non-dits. En outre, amour, famille et sexualité restent intimement liés pour nos sociétés dites « modernes », et vu que Holmes et Watson s’aiment et forment une sorte de cellule familiale, il ne devient pas fou d’imaginer qu’ils sont sexuellement en couple. Et ça, ça vaut également pour Spirou et Fantasio, ou Astérix et Obélix.

Deuxièmement, il y a la spécificité de l’homosexualité comme modèle caché. En France, la dépénalisation de l’homosexualité ça date de 1982, le pacs de 1999 et le mariage de 2013. Bref, l’acceptation de l’homosexualité dans la sphère publique c’est récent (et ça n’est toujours pas un acquis) ; et donc on a tendance dans les œuvres anciennes à chercher des indices d’homosexualité non-explicites. Or, dans les BDs franco-belges des années 40 à 60, outre la forme de censure effectuée par l’auteur, il y avait une vraie censure qui interdisait notamment des relations amoureuses explicites (parce que la sexualité, c’est le mal tout ça !). Du coup, la BD devient également une zone de non-dits et d’interprétations. On interprète la relation entre Spirou et Fantasio tout autant qu’on la lit, d’autant plus que cette relation est déjà empreinte de symbolisme (voir partie précédente). Et comme pour Sherlock Holmes, l’absence de figures féminines fortes (du moins dans un premier temps) amène à une « vacance » dans l’épanouissement du personnage principal (Sherlock dans ce cas) qui est de facto comblée par son compagnon (Watson).

Mais surtout, ça nous dit que l’homosexualité supposée ou réelle de deux personnages va dépendre de deux critères plus ou moins faciles à identifier : l’intention de l’auteur (souvent résumé en « l’auteur était-il gay et a-t-il donc cherché à écrire un personnage gay ? ») ; mais également la perception de l’œuvre (ainsi, si Sherlock Holmes était plutôt perçu comme un personnage hétérosexuel à l’ère victorienne/début du 20ème siècle, la perception du personnage est assez clairement en train d'évoluer au 21ème siècle). On n’est pas du tout sur la même temporalité, l’intention de l’auteur est coincée au moment où l’auteur a écrit l’histoire ; tandis que la perception est fluctuante, et dépend de la période que l’on considère. Et ça, ça nous dit qu’un héros n’est pas un objet figé, et que les valeurs qu’il défend peuvent aussi changer au cours du temps, des relectures, des ajouts et des réinterprétations.

Enfin, un autre élément à prendre en compte, comme nous l’ont montré les trois interprétations modernes de l’œuvre de Sherlock Holmes, est : est-ce que le (ou les) auteur(s) va prendre conscience du sous-texte homosexuel de son personnage et comment va-t-il le gérer ?

Armés de ces clefs de compréhension, rentrons dans le lard de ces théories, et plus généralement essayons de comprendre ce que les auteurs nous disent de leurs personnages.

Tintin ou la figure de l’asexuel.

Plus encore qu’Astérix (qui présente nombre de personnages féminins récurrents ou essentiels à l’intrigue) et Spirou (qui lui a droit à des amies femmes, des amoureuses potentielles ainsi que des « méchantes »), Tintin vit dans un monde sans femme, ou presque. La seule figure féminine récurrente est la Castafiore, figure plutôt vue comme castratrice, surtout pour le Capitaine Haddock. On peut aussi compter la logeuse de Tintin dans les premiers albums, ainsi que quelques personnages féminins épars comme la secrétaire dans Tintin et l’Alph-Art par exemple. En bref, des personnages au mieux périphériques, très mineurs, dans un monde presque exclusivement masculin. Il n’est pas étonnant que les lecteurs, de façon plus ou moins consciente, se soit interrogés sur ce déséquilibre de représentation, et ont fini par le justifier par exemple via l’homosexualité supposée du personnage principal.

[thumbnail]https://4.bp.blogspot.com/-iSY77isc2zk/ ... afiore.jpg[/thumbnail]

Pour certains, comme l’auteur de la BD de biographie fictionnelle (concept curieux en soi, mais ceci est un autre débat) Laurent Colonnier dans sa BD « Georges & Tchang : une histoire d’amour au XXème siècle », dont la thèse est reprise par ici, la fameuse homosexualité de Tintin est à rechercher également chez son auteur. Colonnier prêtant ainsi une relation entre Hergé et Tchang Tchong-Jen, qui a inspiré à Hergé le jeune Tchang dans Tintin et le Lotus Bleu (et apparemment lui a glissé les idées très anti-japonaises associées au susdit album). Bon, concernant cette thèse, j’avoue que je ne la trouve que peu intéressante. Je me moque de savoir si Hergé était effectivement gay, mais je pense surtout qu’on ne le saura jamais et que cette idée restera au mieux une possibilité, et que donc on pourra bien en débattre cent ans, on n’empêchera pas certains de croire qu’il était homosexuel et d’autres non. Ce qui est déjà plus probable, vu le nombre de personnes homosexuelles que Hergé a fréquenté, c’est qu’il n’était pas homophobe, et donc qu’il ne va pas chercher à présenter l’homosexualité de façon péjorative, s’il devait la présenter. Et qu’il avait une sincère affection pour Tchang Tchong-Jen, qui apparait symboliquement dans son œuvre. Mais surtout, vu que Laurent Colonnier pense Hergé gay, il va chercher dans Tintin (et ce n’est pas le seul) tous les exemples pour justifier cette thèse (qui passe donc par l’homosexualité du personnage également, dans un gigantesque flou entre auteur et personnage).

Ainsi Tintin serait considéré comme gay car :
- il ne s’entoure jamais de femmes et n’en recherche pas la compagnie
- Il a un style plutôt androgyne
- Il part vivre chez un homme mûr
- Il s’entoure de jeunes garçons comme Zorino, Abdallah, Tchang etc
- Et puis Hergé était probablement homosexuel (oui, car les deux thèses se nourrissent l’une l’autre, paradoxe ultime : Tintin était gay parce que Hergé était gay, et Hergé était gay car il a fait de Tintin un personnage gay)

Alors déjà, le plus évident : certains de ces arguments sont assez douteux (l’image mentale de Tintin qui fricote avec Tchang me met surtout très mal à l’aise), voire homophobe (l’androgynie, et l’amalgame sous-entendu entre homosexualité et pédophilie), d’autres se contredisent (un coup Tintin est en couple avec Haddock, l’autre avec Tchang, quel tombeur ce Tintin !). Certains arguments empruntent clairement selon moi à la surinterprétation (l’extrait du Crabe aux Pinces d’or cité dans le lien), tous sont à mon sens associé à un problème de perception du personnage et des codes de son univers.

En effet, prêter une (homo)sexualité à Tintin, c’est déjà prendre le problème à l’envers. Tintin a été pensé et développé comme une figure archétypale, un modèle, pour tous et en toutes circonstances. Une figure de héros parfait plus qu’un réel personnage. Lui prêter une sexualité, et donc des considérations assez terre-à-terre, c’est déjà oublier ce postulat. Ainsi, Tintin ne va jamais rencontrer de personnages qui vont mettre à mal son image de boy-scout. Alors ça passe par l’évacuation totale des personnages féminins certes, mais également par l’absence de personnages du même âge que Tintin. Au final, Tintin est confronté soit à des hommes plus âgés que lui (Haddock, Allan, Rastapopoulos etc etc) ou à des jeunes garçons (Abdallah, Zorino, Tchang). Les hommes âgés sont soit des méchants (sans aucun scrupule ou idéal), soit des hommes faibles (avec des vices ou des faiblesses physiques ou morales) ; là où les garçons gardent souvent l’idéalisme et le positivisme de Tintin, mais n’ont pas la force physique ou la constitution de notre héros (sauf pour Abdallah, qui est juste un petit sal… sacripant, hum hum). Bref, aucun autre personnage n’est l’égal de Tintin, ou son alter-ego.

Et ce rapport à l’image et à la figure de modèle, ça conditionne toutes les interactions de Tintin avec son univers. Penser qu’Hergé a cherché à mot couvert à lui donner une sexualité revient à déformer l’intention de l’auteur et chaque argument avancé sur sa supposée homosexualité peut-être expliqué par ce prisme de lecture :
- Tintin ne côtoie pas de femmes pour éviter toute sexualisation du personnage
- il est androgyne pour rappeler sa jeunesse et son image de modèle
- Haddock fait figure de père de substitution
- Tintin fait office de grand-frère protecteur pour tous ces jeunes garçons, qui ne vont pas mettre à mal son image de modèle car ils seront dépendants de lui pour leur survie
- la sexualité d’Hergé n’a aucune importance en l’espèce

Avec Tintin, on est donc clairement dans un cas de changement de perception du personnage au cours du temps, où on essaye a posteriori de modifier les intentions de l’auteur pour justifier de cette nouvelle perception. Hergé n’a jamais cherché à écrire un héros homosexuel, mais bien asexuel afin de pouvoir servir de modèle au plus grand monde. En ce sens, si prendre la relation Tintin-Tchang comme argument pour justifier de l’homosexualité d’Hergé-Tchang est un argument qui se tient (avec cette histoire d’amitié très forte qui conduit Tintin à le retrouver au fin fond du Tibet comme une sorte d’hommage à l’influence de Tchang sur Hergé), l’inverse ne marche pas (rien que la différence d’âge entre Tintin et Tchang devrait vous interdire de faire cette supposition). La relation entre les deux personnages n’a certainement pas été écrite pour être amoureuse.

[thumbnail]https://www.caminteresse.fr/wp-content/ ... -tibet.jpg[/thumbnail]

Après, attention. Rien dans le canon n’interdit l’hypothèse que Tintin soit homosexuel et par exemple en couple avec le capitaine Haddock, si c’est ce que vous pensez. Ça, c’est votre perception de l’œuvre (et pas que la votre vus tous les fanarts qu'on peut trouver sur google!), et si c’est ainsi que vous ressentez le personnage, et bien c’est ainsi qu’il est pour vous. Tant que vous êtes conscient qu’il s’agit de votre propre perception en contradiction avec l’intention originelle de l’auteur. Et si ce sentiment se propageait à l’ensemble de la société, et bien Tintin deviendrait de facto une figure homosexuelle, même si ce n’était pas l’intention de l’auteur. Car une fois publié, une œuvre échappe à son auteur, et la perception de l’œuvre devient aussi importante que l’œuvre elle-même. Néanmoins, comme le montrent les résistances un peu ridicules qui ont suivi la publication de l’article du Times (encore une fois, aller chercher un psychiatre pour bien montrer que Tintin n’est pas gay, sérieusement le Figaro ? C’était si important pour vous de prouver qu’il ne l’est pas ?), ce n’est pas le consensus, qui voit bien en Tintin un héros asexuel.

Probablement car, et c’est sans doute la plus grande spécificité de Tintin par rapport à Astérix et Spirou, Tintin a été pensé et écrit – de tous temps – comme une figure asexuelle, sans évolution flagrante du personnage. C’est probablement dû au fait que contrairement aux deux autres, la BD Tintin est conditionnée à une période donnée (de 1930 à 1960 pour la majorité des albums, puis quatre albums étalés sur vingt ans) et l’image du héros n’a que peu évoluée. On notera tout de même un peu plus de femmes dans la fin de la série (les bijoux de la Castafiore, Vol 714 pour Sydney et l’inachevé Tintin et l’Alph-Art), qui suggère doucement que l’univers, et donc le paradigme de base du personnage aurait pu évoluer. Ainsi, si Tintin avait trouvé un repreneur comme il a été envisagé un temps par Hergé avec le test Tintin et le lac au requin (un repreneur qui finira par arriver les enfants, préparez-vous, la famille d’Hergé ne laissera jamais une manne pareille tomber dans le domaine public), il est très possible que l’image du personnage aurait évolué avec le temps et se serait notamment traduite par une sexualisation du héros. Au final, il est je pense (et c’est tout à fait personnel) très bien que la sexualité de Tintin soit inexistante, ne serait-ce que parce que les œuvres de fictions présentant des personnages sexués sont légions, mais que des modèles de héros qui ne placent pas la sexualité comme définition de leur identité sociale sont peu nombreux.

Et puis, vues les tentatives d’Uderzo pour sexualiser Astérix, Tintin a plutôt échappé au pire.

(à suivre. Cette partie est longue, je publierai les sous-parties associées à Astérix et Spirou demain soir)
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Pigling-Bland
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Re: Analyse de la famille Spirou

Message par Pigling-Bland »

Jalias a écrit : En effet, prêter une (homo)sexualité à Tintin, c’est déjà prendre le problème à l’envers. Tintin a été pensé et développé comme une figure archétypale, un modèle, pour tous et en toutes circonstances. Une figure de héros parfait plus qu’un réel personnage. Lui prêter une sexualité, et donc des considérations assez terre-à-terre, c’est déjà oublier ce postulat. Ainsi, Tintin ne va jamais rencontrer de personnages qui vont mettre à mal son image de boy-scout. Alors ça passe par l’évacuation totale des personnages féminins certes, mais également par l’absence de personnages du même âge que Tintin.
Je crois qu'en effet tu résumes ici l'essentiel de ce que les exégètes ont commis comme erreur.
Ces personnages de bande dessinée a été crées pour faire vivre une certaine image du héros et de son faire valoir en effet, et par son assexualisation. il renvoie finalement à une autre évidence atemporelle : les hommes aiment à se retrouver entre eux (regardez une parte de pétanque : combien de femmes ? ; regardez les parties de pêches, combien de femmes ?; regardez les groupes dans les bistrots... tout comme les femmes aiment à se retrouver entre copines. Sont-ils, sont-elles homosexuel(le)s pour autant ? Bien sûr que non, ou alors la totalité de l'humanité est homosexuelles sauf les êtres dépourvus de libido. Alors dans ce cas le sujet ne présente plus aucun intérêt si tel est le fait de l'humanité. On se rapprochera ainsi des thèses stipulant que l'homme est un animal et de ce fait naturellement bisexuel (ce qui ne veut pas dire qu'il concrétise pour autant)... et que le reste n'est que l'héritage de civilisations à domination religieuse.
Personnellement je pense que la seule BD pour la jeunesse sur laquelle une ambiguité existe réellement c'est Alix, série dans laquelle Enak n'a d'ailleurs pas ce rôle de faire-Valoir ou d'Auguste que peuvent avoir Obélix, Fantasio ou Haddock... Mais on pourra également objecter que la bisexualité, à cette époque, était considérée comme ne posant aucun problème, donc naturelle. La boucle est bouclée.
D'où un autre sujet qui renvoie à ce que tu disais sur la question Hergé était-il homosexuel : les exégètes qui veulent absolument voir de l'homosexualité partout n'écrivent-ils pas pour faire indirectement leur coming out personnel au travers les héros de BD, genre "C'est celui qui le dit qui l'est" ? Mais je m'égare...
Membre de la team Gil Jourdan
Désolé madame, je ne peins plus que les natures mortes ! Qu'on vous assassine, et c'est chose faite !
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