Pigling-Bland a écrit : ↑jeu. 4 juin 2020 04:28
Non, ça en reste ce que c'est vraiment : un album peu intéressant qui a voulu caser du Champignac pour vendre et a raté son coup. Mon point de vue là dessus ne changera pas. Tome
Je ne suis pas sûr qu'on puisse parler de "Champignac pour vendre". Et dire que c'est peu intéressant est exagéré.
Je vais donc prouver ce point avec ce qu'il est convenu d'appeler une
chronique à la Jalias. GO!!
Après un
Virus solide, un
Aventure en Australie mollasson et quelques histoires courtes pleines de promesses, et avant un passage à vide temporel, Tome & Janry proposent en 1983 un album très solide et qui porte en lui de nombreux éléments qui fondent ce que sera le Spirou de Tome & Janry.
"Je viens de lui vendre le machin"
La prémisse de cet histoire est assez simple : Spirou & Fantasio sont attirés à Champignac, non pas pour y voir le Comte ou pour résoudre un problème, mais parce qu'ils sont lancés à la poursuite d'un affectueux appareil photo vivant du doux nom de Télésphore (la fin de son patronyme ne laisse aucun doute quand à une sorte de filiation avec Nicéphore Niépce, créateur de la photographie).
A partir de là, les auteurs tiennent un prétexte pour réaliser "leur" aventure champignacienne, dans la tradition dont le dernier avatar, à l'époque, est
Du cidre pour les étoiles.
Et quelle aventure! Spirou et Fantasio sont aux prises avec Cyanure, un androïde féminin implacable... et supposément imbattable.
Le scénario pourrait presque se résumer à cela. Mais le génie de Tome & Janry, c'est d'avoir su transformer ce scénario un peu ténu en un véritable tour de force, rarement vu dans Spirou & Fantasio. C'est fun, c'est haletant, c'est coloré, bourré d'action, on ne pose pas le livre tellement on est emporté : c'est un peu le
Du glucose pour Noémie de Tome & Janry, qui partagent avec le Fournier de 1970 leur jeunesse (Fournier a 27 ans quand il réalise l'album sus-nommé, Tome & Janry en ont 26), leur envie de s'éclater et se faire s'éclater le lecteur, tout en restant dans le cadre de la série. Il n'y a pas d'ailleurs plus eu d'album dans ce genre par la suite, très orienté sur l'action et l'humour car les repreneurs suivants sont tous un peu plus vieux et pensent leur rapport à Spirou autrement.
Ce cher Jalias nous faisait par ailleurs remarquer que Fournier avait très bien compris la dynamique existant entre Spirou et Fantasio dans l'album au Kuko Jomon. C'est vrai aussi dans cet album, où le duo est extrêmement dynamique, très rôdé, avec le même côté "vieux couple" que l'on retrouve dans
Panade à Champignac. Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si Fantasio se plaint de ne pas être consulté, de la même façon qu'il se plaignait de ne fréquenter que des gaffeurs dans l'ultime histoire de Franquin.
Autre trait caractéristique partagé avec les albums 19 et 21, la place accordée à l'automobile, aux véhicules et aux cascades. Là encore, c'est le dernier album dans ce genre, mais c'est très bien pensé et utilisé : on pourrait ne se déplacer qu'à pied dans un petit village comme Champignac. D'ailleurs la première poursuite de Cyanure se fait en courant; tout comme la fuite de Spirou après son arrestation. Mais à côté de ça, c'est aussi des cascades en Renault 5 (le crash de l'année, point culminant de l'album du point de vue action), en Jaguar, en scooter et même en Deltaplane! Ainsi, alors même qu'on ne change pas de village et que les distances sont courtes, ce crescendo (course à pied, scooter, Renault 5, Jaguar, Deltaplane) fait que l'on ressent une urgence et une rapidité permanentes. Il est hautement symbolique que Spirou frôle la mort dans une casse auto, dans une carcasse que Cyanure est prête à compresser. Comme une sorte de réponse à Fournier, le train n'apparait pas du tout, alors qu'il y a une gare et un chef de gare.
La comparaison avec les illustres
Panade à Champignac et
Du glucose pour Noémie tient aussi dans la façon d'utiliser les personnages : un mix entre des figures connues (voire historiques dans le cas qui nous intéresse) et des personnages marquants vus dans un seul album (Otto Paparapap ici, Doktor Boumboum là, Caténaire et Cyanure).
Alors dans ce cas, comment expliquer l'absence de Champignac, élément étonnamment absent de l'album? Il est évident que les deux axes moteurs de Tome & Janry sont l'utilisation de Champignac (le village) et les Champignaciens, et l'ennemi robotique. A partir de là, la présence du Comte devrait être une évidence. D'ailleurs, on pourrait penser que seul le Comte pourrait créer un robot aussi dangereux que Cyanure. Mais si ce n'est pas Champignac qui crée Cyanure, c'est pour une bonne raison : Cyanure a été créée pour cause de solitude, or, si le Comte est veuf, on sait bien qu'il n'est pas seul et qu'il dispose d'une famille fidèle, celle de Spirou et Fantasio. De plus Champignac n'est pas homme à rater sa création. Dans le cas peu probable où il aurait créé Cyanure, cela aurait été une réussite totale (peut-être même un peu malsaine). Du coup, émerge le personnage de Caténaire, génie inventif mais beaucoup plus "bricoleur" que le Comte. Il suffit de comparer le labo du Comte dans
Virus et le gourbi de Caténaire pour voir la différence entre un scientifique de renom et un excellent bricoleur. C'est toute la prestance et la crédibilité de Pacôme Hégésippe Adélard Ladislas qui aurait été entravées s'il avait été le créateur de Cyanure. Pour continuer le parallèle de Caténaire avec Niépce : deux inventeurs géniaux, dont l'invention mérite d'être perfectionnée, isolés dans leur campagne.
L'absence de Champignac permet aussi à Tome & Janry d'éviter des passages obligés qui n'auraient pas manqué. Elle permet de montrer qu'avec ou sans le Comte, c'est le village en lui-même qui attire les événements. Elle permet aux auteurs, après de très nombreux récits où le Comte est présent, de se libérer. Et cette liberté ne s'arrête pas là. La place laissée par Champignac permet de développer d'autres personnages ou d'en créer. Avec une grande cohésion avec les personnages déjà connus, s'ajoute Caténaire, très touchant, l'armurier, irresponsable, et Léon Zemayr-Cenaire, unique employé de la Roboc Inc. L'incongruité de cette usine est rapidement balayée : le maire explique qu'il a autorisé l'implantation de l'usine à condition que la population réside à Champignac. Or l'usine est si robotisée que Zemayr-Cenaire en est l'unique employé.
"Les robots, avec nous!"
C'est d'ailleurs l'occasion d'une des manifestations dont les habitants de Champignac ont le secret, sauf qu'elle n'a rien d'incongru. Dès le XVIIIè siècle et l'implantation de machines mécaniques dans les filatures (après l'invention de la navette volante par John Kay en 1733), des ouvriers privés de travail sont descendus dans les ateliers pour y détruire les machines. A côté de cette filiation historique, on se retrouve bien dans l'actualité des années 1980 et le chômage de masse.
La réaction des groupes sociaux face au danger se retrouve aussi dans l'habituel thème de la constitution d'une milice de volontaires du village, évidemment des bras cassés. Pour compléter, la maréchaussée n'est pas représentée par Jérôme, mais le Gendarme Hagaidon (un jeu de mots qui rappelle là encore
Panade à Champignac et son Agent Bambois). On peut supposer que Tome & Janry n'ont pas voulu représenter Jérôme comme un individu bête, et ont donc préféré le remplacer.
Au milieu de tout ça, la seule personne à raisonner de façon rationnelle est Spirou, ce qui lui vaut bien évidemment des ennuis et d'être arrêté. Paradoxalement, la milice ou la manifestation servent aussi à nous rappeler que les Champignaciens sont des villageois pour le moins dynamiques.
A ce sujet, il est impératif de souligner le rôle des enfants. C'est la dernière aventure, et l'une des rares, où les enfants jouent un tel rôle, avec un Spirou qui retrouve, d'une façon très crédible, son âme de meneur d'enfants qu'il avait dans ses jeunes années et qui n'est pas sans rappeler un
Spirou sur le ring. Sauf que les enfants sont des vrais enfants des années 80, qui jouent aux voitures télécommandées, font des maquettes, regardent la télé le soir et ont des posters Star Wars dans leur chambre. Et en même temps, sont aussi courageux que leurs illustres aînés que sont les ADS. Le P'tit Robert fait une unique apparition ici mais est pour le moment le dernier enfant mémorable de Spirou & Fantasio.
Le village est d'autant plus rendu vivant que l'aménagement y est pensé. Je ne suis pas loin d'imaginer que Janry en a réalisé un plan avant de passer au dessin. On y retrouve les éléments traditionnels (place, statue du maire, Château) mais aussi une usine, ateliers municipaux, une gare. Celle-ci parait peut-être apparaitre comme un cheveu sur la soupe. Mais personne n'avait dit qu'il n'y a pas de gare à Champignac (la seule certitude étant la présence d'un sorcier). Autre lieu de vie fondamental, la fête foraine, où tous les éléments sont utilisés astucieusement : boxeur, auto-tamponneuses, et même quelques loubards. On est là dans un thème cher à Tome : on avait déjà vu des loubards dans
Virus, on en reverra dans Soda. Ils semblent tout droit sortis de Métal Hurlant qui publiait aussi bien Lucien, Kebra, ou les bédés de Dodo et Ben Radis; on peut supposer que notre cher vieux Tome était attiré par ce genre de bédé.
Ainsi la fête foraine devient un élément dynamique tout comme un événement à haut risque renforcé par Cyanure.
"Disons plutôt...Cyanure."
Car il faut bien en venir à Cyanure en elle-même. On a pu lire ici ou là que la thématique du robot-femme n'est pas nouvelle. La présence des robots elle-même n'est pas une nouveauté pour Spirou et s'inscrit dans une filiation qui va de
Radar le Robot à
Paris-sous-Seine et que l'on retrouve même chez Chaland.
Tome & Janry apportent donc de la nouveauté en faisant de Cyanure à la fois un androïde ET une femme-fatale, dont l'inspiration est probablement à chercher moins dans les classiques franco-belges que dans
Blade runner et ses replicants. Les auteurs peuvent donc jouer à plein le saisissant contraste entre féminité et sensualité (Cyanure est un sosie de Marilyn Monroe, elle est en robe pendant une grande partie de l'aventure) et le danger implacable mené par un robot sans scrupules guidé par la haine. Comme si Tome & Janry voulaient introduire une femme fatale mais qu'ils se sentaient encore trop bridés pour en faire une vraie femme. Ce n'est pas un hasard si le thème est revisité en 1995 avec une vraie femme, Luna. La comparaison ne réside que là, car Luna est au moins traversée par des sentiments, dont Cyanure semble exempte (si ce n'est la haine).
C'est en fait toute une exploration de la féminité et de la femme comme symbole qui est introduite par Tome & Janry et qui revient sporadiquement avec plus ou moins d'adresse dans leurs albums tardifs. La fin de Cyanure est plus ou moins définitive puisqu'elle vit en Télésphore, mais son corps ne fonctionne plus.
"BONNE NUIT, pépé..."
De façon plus subtile, Tome & Janry introduisent des éléments qui font d'eux des auteurs qui passent pour iconoclastes, mais d'un certain point de vue, de fins observateurs de leur société. Un passage d'une ou deux planches est lourd de sens sans en faire des tonnes (Vehlmann pourrait en prendre la graine) : On y retrouve la famille Tachtoux (Robert est le fils du libraire) en train de regarder la télévision le soir, et les auteurs mettent les pieds dans le plat en présentant la diffusion télévisée d'un film interdit aux mineurs (dont le titre, habile jeu de mots qui désigne à la fois un pénis et une œuvre littéraire réelle, est tout bonnement hilarant).
La composition familiale de chez le P'tit Robert est éloquente : le grand-père, à qui on retire tout droit au fantasme, est infantilisé au point de devoir aller se coucher (la tronche qu'il tire en montant les escaliers est par ailleurs savoureuse), le père est avachi devant son poste de télévision à donner des ordres tandis que la mère est dans une position active, à faire de la couture.
Comme par hasard, ce sont tous les adultes qui se retrouvent hypnotisés par leur téléviseur, puisque tout le village regarde le film pour adultes suédois; le village, dont les toits sont hérissés d'antennes de télé, est bel et bien entré dans l'ère des mass media. Le Champignac de
Qui arrêtera Cyanure? , c'est un Champignac vivant, dynamique, et moderne!
Évidemment, il a quelques défauts, mais finalement, ce sont des défauts que l'on voit à posteriori à cause de certaines habitudes prises par les auteurs. L'absence de Champignac est une bonne idée, voire un exercice de style pour cet album-ci mais devient par la suite une mauvaise habitude. La coïncidence qui consiste à donner Télésphore pile à Fantasio est un peu facile, tout comme l'empressement de Spirou à apporter son aide à Caténaire. Cela dit, on est encore dans la filiation avec
Du Glucose pour Noémie où Spirou & Fantasio apportent leur aide à Kata.
Car en fin de compte,
Qui arrêtera Cyanure ,
C'est le
Glucose de Tome & Janry!
"Allez vous faire décapiter, stupide robot! Vos mécaniques me laissent froid!
Enfin, le sens du dialogue percutant de chez Tome s'affine comme le montre la magnifique réplique ci-dessus.
Alors dans cette Coupe de France, Qui arrêtera Cyanure? Certainement pas moi!
Voila, j'espère que j'aurai fait changer un ou deux votes, et surtout que vous aurez compris que de mon point de vue-perso-à mon que j'ai, cet album est intéressant, pas quelconque, et il mérite qu'on en parle!
Je crois que je vais poster mon texte dans "Evaluez les albums de Spirou & Fantasio"
